D’où vient l’islam politique ?

Submitted by cathy n on 30 December, 2015 - 6:28 Author: * Clive Bradley

Cet article d’un militant de l’Alliance for Workers Liberty (AWL) a été publié en anglais dans Workers Liberty n° 2/2 en 2002.

* «L’axe central de la politique mondiale à l’avenir risque d’être (...) le conflit entre “l’Occident et le reste du monde” et les réponses des civilisations non occidentales aux valeurs et aux pouvoirs occidentaux».

Tel est le diagnostic que lança l’éminent intellectuel américain Samuel P. Huntington, dans un article qui fit beaucoup de bruit en 1993, puis plus tard, dans un livre, intitulé Le choc des civilisations. Cette théorie a été si influente que, lorsque les Etats-Unis et ses alliés bombardèrent l’Afghanistan, ils prirent soin de prendre leurs distances avec Huntington, par crainte de perdre des alliés dans la région, principalement l’Arabie saoudite et le Pakistan, pays dont ils craignent qu’ils soient vulnérables face à la révolte islamiste. Bush et Blair ont préféré définir leur guerre comme celle de la «civilisation» contre le terrorisme. La «civilisation» (et pas seulement la «civilisation occidentale») inclut désormais les dirigeants de l’Arabie saoudite, la dictature militaire au Pakistan, les bouchers russes de Tchétchénie, etc. Le «terrorisme» est un concept à géométrie variable selon les besoins de la cause.

En effet, les signes de la révolte qu’ils redoutent sont bien là. La riche famille qui exerce un règne corrompu et répressif sur l’Arabie saoudite craint les islamistes depuis la révolution iranienne de 1979. L’Egypte a également peur d’être extrêmement vulnérable. En Algérie, le FIS (Front islamique du salut) aurait dû gagner les élections en 1992, si un coup d’Etat militaire n’avait pas plongé le pays dans la guerre civile.

Les gouvernements occidentaux sont obsédés par le «fondamentalisme islamique», en particulier depuis la fin de la guerre froide ; ils craignent que les régimes autoritaires qu’ils soutiennent au Moyen-Orient tombent dans «l’Islam» ; et, depuis le 11 Septembre, ils sont terrifiés parce que le «fondamentalisme» a frappé au cœur de l’Amérique. Mais la gauche occidentale a tendance à prendre la position inversée au sujet de l’islamisme, c’est-à-dire à le présenter comme une expression légitime de l’anti-impérialisme et qu’il faudrait donc soutenir. Parce que les islamistes crient «Mort à l’Amérique», reprennent à leur compte des griefs régionaux et populaires contre Israël, et généralement dénoncent «l’impérialisme», de nombreux militants de gauche les ont identifiés comme partiellement ou fondamentalement progressistes. Beaucoup de ceux qui aujourd’hui trouvent que Oussama ben Laden joue un rôle progressif dénonçaient le rôle réactionnaire de l’intégrisme, lorsque les troupes russes réduisaient les villages afghans à des décombres ; mais ensuite ils se sont rendu compte que l’intégrisme faisait partie du camp impérialiste.

Ni la théorie du «choc des civilisations» ni l’«anti-impérialisme» ne saisissent la complexité et la nature de l’islamisme moderne.

Des termes tels que «l’islamisme» ou «l’islam politique» peuvent être trompeurs, car ils encouragent les lecteurs pressés à oublier la différence radicale entre la politique islamiste et le sentiment religieux islamique général. Il existe des tendances politiques qui sont largement «islamiques» mais ne sont pas «fondamentalistes» pour autant. D’ailleurs, le terme «fondamentalisme» peut lui aussi être trompeur. Les fondamentalistes chrétiens croient en la vérité littérale de la Bible. La vérité littérale du Coran est acceptée par tous les musulmans religieux. Mais le «fondamentalisme islamique» moderne est essentiellement un courant politique, pas un courant religieux. Il ne se signale pas par une dévotion particulière, ou par la dévotion envers le Coran, mais il inclut des mouvements politiques qui veulent remodeler les sociétés selon un modèle d’un «Etat islamique» qui aurait existé il y a quelque 1 200 ans. Depuis des siècles, il existe des mouvements de «réveil» religieux qui prétendent revenir aux sources de l’islam, qui tentent de purger la vie des communautés musulmanes d’accrétions non islamiques et de leur redonner une forme plus authentiquement islamique. Mais l’islamisme moderne se distingue parce qu’il tente de maîtriser les contradictions de sociétés qui sont déjà partiellement sécularisées, partiellement industrialisées, partiellement cosmopolites. Il veut pour cela revenir à un passé imaginaire et cherche à utiliser plus ou moins la puissance des machines militaires et étatiques modernes.

L’islamisme moderne est né dans les villes, pas dans les campagnes plus traditionnelles. Ses militants de base sont issus de la classe moyenne instruite (ce sont souvent de jeunes hommes, des diplômés universitaires frustrés) ; ils ne proviennent pas des secteurs de la population les plus éloignés de la culture scientifique et «occidentale». Mais l’islamisme n’est pas non plus une émanation ou une excroissance des luttes de libération nationale contre l’impérialisme. À l’époque où les pays majoritairement musulmans luttaient pour se libérer de la domination coloniale ou semi-coloniale, ce sont des politiques plus profanes qui dominaient. Elles faisaient appel à «la nation»; les islamistes ne le font pas. Dans les zones où les luttes de libération nationale sont encore fortes, parmi les Palestiniens par exemple, l’islamisme a plus de mal à acquérir de l’influence.

Bien que certains courants islamistes aient été aidés, au départ, par les Etats-Unis ou par des gouvernements pro-américains qui les considéraient comme un outil plus sûr pour canaliser les protestations que la gauche laïque, l’islamisme n’est pas une simple création occidentale. Il possède ses propres racines. Si certains courants islamistes se sont renforcés en luttant contre des régimes pro-américains, l’islamisme n’est pas non plus une simple réaction réflexe, l’expression «spontanée» d’un «désespoir et d’une rage» contre l’impérialisme américain.
Les islamistes peuvent être violemment opposés à l’émancipation des femmes, à la laïcité, et à la société de consommation qu’incarnent pour eux les Etats-Unis ; mais ils ne sont pas hostiles au capitalisme, au profit, aux inégalités, et ne refusent pas de traiter avec le FMI. La principale cible de leur colère n’est pas tant les lointains Etats-Unis que les gouvernements qui se disent musulmans et les habitants de leurs propres sociétés. Ils cherchent à remplacer les gouvernements – et à soumettre les peuples – en installant un régime plus réactionnaire, plus répressif, et plus «islamique».

Dans les pays où l’influence de l’islamisme a augmenté, le développement capitaliste a ravagé les anciennes relations sociales, mais il n’a pas créé de nouvelles relations stables. La société précapitaliste a été largement éliminée. D’énormes fortunes ont été bâties, en particulier dans l’industrie pétrolière. Les universités, les téléviseurs, les radios, les lecteurs de cassettes, les voitures, les bureaucraties, les aéroports, les gratte-ciel se sont répandus partout ; simultanément, un grand nombre de personnes se ont été rejetées aux marges de la société, et une énorme classe de «nouveaux petits-bourgeois» a été fascinée, puis frustrée, par un développement économique déséquilibré et chaotique. Les vieilles classes exploiteuses – les commerçants du bazar, les dignitaires religieux, parfois les propriétaires terriens – demeurent, mais elles sont bousculées et aigries par ces changements sociaux. Alors que, dans les pays capitalistes avancés, la majorité de la population appartient à la classe ouvrière au sens large, dans ces sociétés, la classe ouvrière ne représente encore qu’une minorité, et beaucoup de sous-prolétaires et de semi-prolétaires marginalisés ainsi que de petits bourgeois démunis. Telles sont les conditions sociales dans lesquelles l’islamisme apparaît comme un mouvement distinctif, combinant

– certaines des caractéristiques de l’«anticapitalisme réactionnaire» que Marx décrit dans le Manifeste du Parti communiste – qui correspondent à la réaction d’éléments relativement aisés face aux perturbations provoquées par les débuts du développement industriel capitaliste ; – avec quelques-unes des caractéristiques du fascisme.

1. Le contexte historique
Mahomet, auteur du Coran et fondateur de l’Islam, est mort il y a près de 1 400 ans. Assez rapidement après sa mort, ses disciples, à partir de leur base dans ce qui est maintenant l’Arabie saoudite, ont commencé à conquérir de vastes étendues du Moyen-Orient. Les empires islamiques, qui contrôlaient des territoires d’étendue variable, mais imposants, de l’Inde jusqu’à l’Atlantique, et du sud de l’Europe jusqu’à l’Afrique subsaharienne, ont été de grandes puissances jusqu’au XXe siècle.

Pendant une grande partie de ce temps, le monde musulman a été plus avancé et plus sophistiqué que l’Europe chrétienne. Alors que l’Europe vivait dans les ténèbres, les scientifiques arabes musulmans ont inventé l’algèbre (mot arabe) et importé en Occident l’utilisation du zéro et les systèmes de nombre décimal inventés par les Indiens hindous. La culture islamique dans son ensemble, y compris la littérature, par exemple, était beaucoup plus développée. «L’Occident» – l’Europe – envoya des hordes barbares qui envahirent périodiquement les terres musulmanes, semant l’intolérance et les massacres.

Mais le féodalisme européen s’est révélé être un système plus dynamique que les empires islamiques, systèmes tributaires, fondés sur le pouvoir d’Etat. L’Europe de l’Ouest devint capitaliste. La Grande-Bretagne s’empara de l’Inde ; les Pays-Bas conquirent l’Indonésie. Vers le milieu du XIXe siècle, la dernière grande puissance islamique, l’Empire ottoman dont le centre se trouvait à Constantinople (Istanbul), était une épave stagnante, en pleine décomposition. A partir des années 1830, les dirigeants du Caire et de Constantinople essayèrent de moderniser leur société, d’introduire une semi-laïcité, pour repousser la domination de l’Europe en imitant certaines de ses réalisations.

Après la Première Guerre mondiale toute cette structure s’écroula. Près de 1 300 années d’empire islamique s’interrompirent brusquement, de façon violente. La France et la Grande-Bretagne se partagèrent la plupart des territoires arabes restants de l’Empire ottoman. A Constantinople, les nationalistes prirent le pouvoir et créèrent un nouvel Etat, turc, et agressivement laïque. Sans résistance significative, ils abolirent le califat, ce régime qui avait été à la tête de la hiérarchie politico-religieuse du monde islamique.

Le nationalisme laïque allait plus ou moins dominer la politique du monde islamique pendant les cinquante ou soixante prochaines années. Ce nationalisme laïque était lié à des tendances «islamiques modernistes», écoles de pensée qui voulaient faire revivre l’Islam mais aussi l’harmoniser avec le monde moderne. Saad Zaghloul (fondateur, après la Première Guerre mondiale, du Wafd égyptien, ce mouvement nationaliste bourgeois modernisateur, qui dirigea un soulèvement populaire en 1919 et domina la période de l’entre-deux-guerres) avait suivi les cours de deux des plus importants penseurs favorables à un «réveil» de l’islam, Jamal al-Din al-Afghani et Mohammed Abduh. D’autres intellectuels, notamment l’écrivain Taha Hussein, appartenaient aussi à la tradition du «réveil» islamique, mais étaient franchement laïques.

L’industrie du pétrole au Moyen-Orient fut créée en Iran et en Irak peu avant la Première Guerre mondiale, et se développa considérablement après les années 1930. Au début, c’était une industrie enclavée, gérée par des sociétés étrangères (surtout britanniques ou américaines) sous l’œil complaisant des gouvernements locaux dociles. Peu à peu, les classes possédantes locales sont devenues moins timides. Les «capitulations», accords qui depuis le Moyen Age avaient permis aux commerçants et aux hommes d’affaires étrangers d’échapper aux lois et taxes locales, furent supprimées entre 1923 et 1937.

Après la Deuxième Guerre mondiale, une vague de mouvements populaires à travers le Moyen-Orient amena des gouvernements nationalistes radicaux et laïques au pouvoir. Le «socialisme arabe» fut proclamé en Egypte sous Gamal Abdel Nasser, dont le gouvernement militaire imposa une réforme agraire et la nationalisation du canal de Suez (contrôlé par les Britanniques et les Français), résista à la désastreuse invasion anglo-franco-israélienne, puis introduisit progressivement des nationalisations de plus en plus étendues, et s’aligna avec l’URSS. Nasser était un héros populaire dans toute la région, il fut copié dans différents Etats (Syrie, Libye, Soudan). En Algérie, une guerre d’indépendance massive et sanglante contre la France porta des nationalistes radicaux au pouvoir en 1962; en termes de participation réelle des masses, ce fut la plus profonde des révolutions bourgeoises de cette période.

En Irak, un mouvement nationaliste populaire prit le pouvoir en 1958 et renversa Qassim, et ce mouvement put compter à un degré significatif sur le soutien de la classe ouvrière car le puissant mouvement syndical était dominé par le Parti communiste. Ce régime fut renversé de manière sanglante; après quelques années de turbulences, l’aile droite du parti Baas prit le pouvoir, et elle le détient toujours. Le régime de Saddam Hussein navigua entre des politiques «anti-impérialistes» et pro-occidentales mais réprima toujours sauvagement les mouvements d’opposition et les minorités nationales comme les Kurdes.

En Iran (pays principalement non arabe et dont la nationalité majoritaire est perse), un régime nassérien s’imposa sous Mossadegh, qui nationalisa la compagnie pétrolière britannique, mais il fut renversé, avec l’aide de la CIA et des Britanniques, et remplacé par le Shah. Pro-occidental d’une façon extravagante, le Shah mena une politique similaire à celle des nationalistes radicaux sur de nombreux plans, par exemple dans le domaine de la réforme agraire,. Il fut renversé en 1979 par un énorme mouvement révolutionnaire, que les islamistes, sous la direction de Khomeini, finirent par dominer.

Durant la première partie du XXe siècle, le capital étranger dominait partout: mais en 1960, la majeure partie de l’activité économique dans la région, à l’exception notable du pétrole, était passée entre les mains des gouvernements ou des bourgeoisies autochtones. Les deux décennies suivantes connurent une puissante vague d’étatisation. En dehors de l’agriculture et du logement, le secteur privé national fut réduit à la portion congrue en Egypte, en Syrie, en Irak, au Soudan, en Algérie, en Libye, au Yémen du Sud et en Iran, et sévèrement réduit dans d’autres pays. La prise de contrôle de l’industrie du pétrole depuis 1973 a complété ce processus. Puis, à partir du milieu des années 1970, les gouvernements ont entamé un mouvement inverse vers la privatisation et, souvent, encouragé les capitaux étrangers à venir investir ; cependant, la propriété locale reste dominante, et la propriété de l’Etat local importante.
L’Islam a joué un rôle dans l’idéologie de tous ces mouvements, à des degrés divers: Kadhafi en Libye (dont le Livre vert évoque la couleur symbolique de l’Islam) a été considéré par certains comme un fondamentaliste islamique pendant les premières années. Le FLN en Algérie a mobilisé les symboles culturels de l’Islam dans le cadre de son projet de construction de la nation et de l’Etat, et comme facteur unissant Arabes et Berbères. L’Egypte nassérienne elle-même se considérait comme le centre de trois mondes : arabe, africain et islamique. Le successeur de Nasser, Anouar el-Sadate, a beaucoup utilisé sa piété personnelle (son front portait la marque caractéristique qui résulte de la prière régulière). Cela n’empêcha finalement pas les islamistes de le tuer. Mais la composante islamique dans le nationalisme d’après-guerre joua les seconds violons par rapport à la laïcité. Même le Pakistan, créé spécifiquement comme un État musulman après la partition de l’Inde en 1947, n’est pas un «Etat islamique» dans tous les sens que les islamistes modernes lui reconnaissent. En Tunisie, le plus laïque des États séculiers-nationalistes, le président Bourguiba interdit le hijab et interrompit le jeûne du Ramadan à la télévision. La religion fut déclarée une affaire privée.

Le nationalisme laïque remporta des victoires impressionnantes, en particulier dans la concrétisation de l’indépendance, mais ne réussit pas à réaliser l’unité arabe. Dans les années 1970, il épuisa ses dernières cartouches. Il avait atteint à peu près tout ce qu’il pouvait réaliser, et n’apporta guère de soulagement aux frustrations et aux graves problèmes sociaux des masses. Il se trouva confronté aux limites du marché capitaliste mondial, limites qu’aucun discours militant nationaliste ne pouvait faire bouger. Ses succès paraissaient désormais bien misérables et pâlots par rapport au glorieux passé islamique.

Les Etats arabes furent humiliés par Israël au cours de la guerre des Six Jours en juin 1967. Durant les années 1970, l’Egypte se rapprocha des Etats-Unis à la fois sur les plans diplomatique et économique, et ouvrit le pays aux investissements étrangers; elle négocia également un traité de paix avec Israël (après une autre guerre, en 1973, pendant laquelle les Etats arabes se débrouillèrent beaucoup mieux). D’autres Etats radicaux lui emboîtèrent le pas en adoptant la même politique économique, mais ils ne modifièrent pas leur position vis-à-vis d’Israël. La nouvelle politique économique – que Sadate appela l’«infitah», l’ouverture – mina les bases du soutien populaire à ces régimes. En 1977, des grèves et des émeutes éclatèrent quand Sadate essaya de supprimer les subventions accordées aux produits alimentaires de base; à cette occasion, il fut vaincu, mais au cours de la prochaine décennie les subventions furent très largement diminuées de toute façon. La promesse de l’Etat de garantir des emplois aux diplômés se révéla fort coûteuse. Bientôt les ex-étudiants au chômage constituèrent un important bassin de mécontentement. Le gouvernement de Hosni Moubarak, qui succéda à Sadate, devint de plus en plus répressif, en particulier envers les islamistes, alors que la résistance grandissait.
Ailleurs dans le monde arabe, un processus différent se déroulait. Dans les Etats arabes riches en pétrole, les monarchies féodales/tribales, avec l’aide des puissances coloniales, se transformèrent en classes capitalistes. En 1973, en quadruplant le prix du pétrole, les cheikhs devinrent immensément riches dans les territoires qu’ils contrôlaient. Ces classes dirigeantes imposèrent des codes islamiques stricts en même temps qu’émergeaient des inégalités flagrantes à la suite de l’accroissement de la richesse pétrolière. Dans l’Etat le plus grand et le plus puissant, l’Arabie saoudite, l’idéologie d’une secte islamique tribale et puritaine, le wahhabisme, était la religion officielle du gouvernement.
Tous les régimes, qu’ils soient pro-occidentaux ou se prétendent nationalistes et alliés à l’URSS (jusqu’à 1989-1991), étaient des Etats autoritaires, souvent d’origine militaire, parfois brutalement répressifs. À la fin des années 1970, de vastes secteurs de leurs populations considéraient qu’ils n’avaient tenu aucune de leurs promesses, qu’ils leur avaient menti, avaient perturbé leurs certitudes traditionnelles, répandu la corruption, et manquaient d’ambition. En partie à cause de la faiblesse sociale relative de la classe ouvrière proprement dite, mais surtout parce que la gauche, principalement stalinienne, avait courtisé les nationalistes laïques, la gauche avait peu d’attrait pour ces masses désabusées. Les mouvements islamistes crurent de plus en plus, aussi bien sur la scène politique officielle que dans ses marges radicales.

2. Les mouvements islamistes

Les groupes islamistes modernes veulent instaurer un Etat islamique, un gouvernement qui se fonde sur la loi islamique, la charia, système créé environ deux siècles après la mort de Mahomet, puis maintenu, avec des degrés fluctuants d’érosion, jusqu’au XXe siècle. Si l’on considère la violence de ses punitions (amputations, coups de fouet, lapidation, peine de mort) la charia reflète naturellement les normes, les valeurs et le niveau de développement de son temps, c’est-à-dire il y a 1 200 ans. Certaines de ses dispositions s’inspirent des normes sociales de la société clanique de l’Arabie, constamment en guerre à l’époque de Mahomet ; d’autres (notamment le port du voile, la ségrégation des sexes et la subordination des femmes) proviennent des coutumes traditionnelles et de l’extrême subordination des femmes dans les territoires conquis par les armées musulmanes ; et enfin d’autres dispositions proviennent de la nécessité de rationaliser le fait que, au fur et à mesure que les empires islamiques se consolidaient, les musulmans en sont venus à constituer de grandes sociétés divisées en classes, au lieu de demeurer l’élite militaire très soudée qu’ils étaient au moment de leurs premières conquêtes. Pour les islamistes, cependant, cette période a l’éclat d’une époque révolue durant laquelle régnaient l’harmonie et l’ordre.

L’islam, comme le judaïsme et contrairement au christianisme, est une religion qui a formulé un droit musulman [sans distinguer véritablement entre droit public et droit privé, NdT] plutôt qu’une théologie très abstraite, une éthique privée ou des formes de mysticisme. Traditionnellement, l’interprétation de ce droit était le travail des oulémas, les savants musulmans, l’équivalent approximatif dans l’Islam du clergé chrétien. Khomeini en Iran, comme nous le verrons, était une exception, mais la plupart des théoriciens islamistes modernes n’ont pas été des clercs ; ce sont des «protestants» islamiques qui défendent le texte originel (ou leur compréhension de celui-ci) contre les interprétations trop savantes ou trop souples.

Les islamistes font référence – du moins en apparence – à l’Oumma, à la vaste communauté islamique, plutôt qu’à «la nation» (que ce soit la nation arabe ou une nation définie de façon plus restrictive). Les islamistes plus militants et modernes d’entre eux veulent à la fois faire revivre, purger, radicaliser l’Oumma, et l’étendre.

a) L’Egypte

C’est en Egypte que la première organisation islamiste– l’Association des Frères musulmans – a été fondée par Hassan al-Banna en 1928. Sans doute, au début, les Frères musulmans étaient-ils plus proches d’un mouvement traditionnel favorable au «réveil» islamique que de l’islamisme moderne, mais en tout cas leur histoire a directement alimenté et continue à nourrir ce qui est devenu l’islamisme moderne.
A l’époque, l’Egypte était un protectorat britannique gouverné par un roi impopulaire. Le mouvement nationaliste (principalement le Wafd) était actif, mais n’avait pas réussi à changer la situation ; ce mouvement totalement bourgeois faisait peu d’efforts pour mobiliser ses soutiens populaires autour des questions sociales. Les Frères musulmans commencèrent comme un mouvement conservateur partisan des réformes sociales qui voulait encourager les Egyptiens – et plus tard les musulmans d’autres pays – à redécouvrir leur patrimoine islamique et à se comporter comme des croyants zélés. Sa base, comme celle des groupes islamistes qui apparurent plus tard, se trouvait parmi la classe moyenne urbaine, les «effendis (1)».

Peu à peu, l’organisation d’al-Banna prit plus ouvertement une orientation politique. En 1936-1939, durant les révoltes arabes contre les colons juifs et les dirigeants britanniques en Palestine, ils envoyèrent des combattants. Ils contribuèrent à faire de la question de la Palestine, même à ce stade précoce, un problème «arabe» ou régional. Dans le même temps, les Frères commencèrent à organiser des actions armées, de type terroriste.

Ils entretenaient une relation difficile avec les partis nationalistes, mais, à la fin des années 1940, lorsque al-Banna fut assassiné, ils avaient conquis une base considérable.

En 1952, les Officiers libres renversèrent le roi et chassèrent les Britanniques. Certains d’entre eux avaient des liens avec les Frères musulmans. Durant une brève période, les Frères musulmans soutinrent le nouveau gouvernement, et même y prirent part. Mais ils étaient hostiles à la réforme agraire, qui brisa le pouvoir des propriétaires terriens, et très vite, de nombreux Frères musulmans furent persécutés et arrêtés. Lorsque le régime devint plus radical, et commença à défendre l’idée d’un «socialisme arabe» [autrement dit, l’extension des nationalisations], les Frères musulmans s’opposèrent à cette hérésie athée. Ils durent faire face à une intense répression, tout comme d’autres forces d’opposition comme le Parti communiste. Au milieu des années 60, ils furent accusés de vouloir attenter à la vie de Nasser, et des milliers d’entre eux furent jetés en prison.

Parmi les personnes arrêtées, et exécutées avec d’autres dirigeants du mouvement en 1966, il y eut Sayyid Qutb, sans doute le véritable fondateur intellectuel de l’islamisme militant moderne, au moins dans les pays où le sunnisme (version «protestante» de l’islam) domine plutôt que le chiisme (version catholique de cette religion) surtout concentré en Iran.
Qutb développa ses idées après que le ministère égyptien de l’Education, pour lequel il travaillait, l’eut envoyé aux Etats-Unis de 1948 à 1951 afin d’étudier les méthodes américaines d’éducation. Lorsqu’il revint en Egypte, il éprouvait une haine inextinguible contre l’Occident et toutes ses réalisations. Qutb ne rejetait pas l’Occident parce qu’il aurait été un conservateur soucieux de préserver et protéger les traditions de sa culture contre les empiétements étrangers, mais plutôt parce qu’il était une sorte de musulman «né de nouveau» (born again) qui, après avoir adopté ou absorbé beaucoup d’influences modernes, tenait à les rejeter spectaculairement dans sa quête d’une identité personnelle et d’une authenticité culturelle.

Après son arrestation, Qutb écrivit son célèbre ouvrage Jalons sur la route de l’islam (appelé aussi Signes de piste (2)), qui est la première déclaration claire des objectifs et de la vision du monde des sectes que nous appelons aujourd’hui islamistes, et une lecture obligatoire pour les cadres de ces groupes. Selon Qutb, le régime égyptien est lié au problème des «infidèles». Selon lui, la société est divisée entre le Parti de Dieu et le Parti de Satan. Le mouvement islamiste est entouré d’un marécage où règnent l’ignorance et le paganisme (jahiliyya, terme utilisé pour décrire l’Arabie avant la venue de Mahomet). La création d’un gouvernement islamique est non seulement une solution alternative culturellement préférable, mais un impératif divin. Pour y arriver, il n’y a qu’une méthode, le jihad, ou guerre sainte. (Pour certains musulmans, le jihad signifie un effort spirituel sur soi-même, mais pour les groupes islamistes, ce mot signifie de plus en plus, littéralement, la guerre(3)) Il est difficile de savoir si Qutb lui-même aurait approuvé sans réserve les groupes actuels qui prétendent défendre et continuer son héritage; mais il est évident qu’il a énoncé les principaux thèmes de l’islamisme militant moderne.

Dans les années 1970, lorsque Sadate abandonna la politique nassérienne favorable au capitalisme d’État, les Frères musulmans resurgirent de leur éclipse mais furent rapidement frappés par la répression. Sadate se montra d’abord amical envers eux. Il avait rompu avec l’URSS; sa nouvelle politique économique était impopulaire, et ouvrir un espace politique sur sa gauche était dangereux pour lui (tant à l’intérieur du régime qu’à l’extérieur). Les Frères musulmans représentaient un contrepoids utile. De plus, Sadate se mit à flirter nettement avec l’islam en le présentant comme une source de légitimité alors que l’idéologie nassérienne était mise sur la touche : il tint à faire savoir qu’il était très pieux et introduisit des lois islamiques – attisant ainsi l’antagonisme communautaire entre les musulmans et l’importante minorité chrétienne d’Egypte.

Les Frères musulmans étaient toujours officiellement hors la loi, mais ils se développèrent pendant les années 1970. Et d’autres schismes firent leur apparition. L’Organisation de libération islamique tenta d’organiser un coup d’Etat en 1974, en s’emparant de l’Académie technique militaire au Caire. Cette organisation entretenait des liens avec d’autres groupes islamistes à l’étranger. En janvier 1973, elle avait publié un Manifeste qui affirmait, par exemple: «La libération est un moyen, pas une fin (...). Lorsque nous nous battons pour la libération de la Palestine, nous ne combattons pas (...) parce que nous voudrions récupérer notre patrie, mais pour glorifier la parole de Dieu (...). Nous combattons pour transformer chaque Dar al-Kufr [lieu où règne la mécréance] en Dar al-Islam, que ses habitants soient musulmans comme au Pakistan, ou infidèles comme en Inde.»

Un groupe plus connu, Takfir wa Hijra (en gros, Expiation et Exil – le terme de hijra se référant au moment où Mahomet dut quitter la Mecque pour Médine), assassina un enseignant à la prestigieuse université-mosquée d’al-Azhar, au Caire, un homme qui était également le ministre chargé des fondations religieuses. Lorsque Sadate signa un traité de paix avec Israël en 1978, à Camp David, il signa effectivement son propre arrêt de mort. Le groupe militant al-Jihad, qui avait formé des cellules dans l’armée, envoya Khaled Islambouli, en 1981, pour abattre Sadate alors que celui-ci regardait défiler ses troupes lors d’une cérémonie commémorant l’anniversaire de la guerre de 1973.

Il s’ensuivit une période de grands bouleversements. Dans la ville d’Assiout où ils étaient bien implantés, les islamistes tentèrent d’organiser un soulèvement qui fut écrasé. Le nouveau régime de Hosni Moubarak arrêta, emprisonna et tortura des milliers d’islamistes ou d’islamistes présumés – tradition qui s’est perpétuée jusqu’à aujourd’hui.

Chukri Mustapha, ingénieur agronome considéré comme l’«émir», ou le dirigeant, de Takfir wa Hijra, expose ainsi son idéologie: «Que Dieu soit loué. Il préparera le terrain pour les justes en provoquant une guerre entre les deux grandes puissances, la Russie et l’Amérique (...). Cette guerre est inévitable, ils se détruiront mutuellement. Dieu aura ainsi préparé le terrain pour l’Etat islamique (...) Après [cette guerre] les forces de la nation musulmane seront à peu près égales à celles de ses ennemis. C’est alors que le vrai jihad commencera.»

Alors que des groupes islamistes militants comme la Gama’at Islamiyya commençaient à croître, les Frères musulmans cherchèrent à intégrer la vie politique officielle. À la fin des années 70, ils déclarèrent officiellement qu’ils abandonnaient toute activité terroriste. À la fin des années 80, bien qu’ils ne pussent se présenter aux élections, ils formèrent des pactes électoraux, d’abord avec le Wafd, puis avec le soi-disant Parti socialiste du travail (obtenant 17% des voix en 1987).
Plus important encore, ils créèrent un réseau d’écoles, de cliniques, et même de banques, selon un schéma typique des mouvements islamistes, et effectuèrent d’énormes percées dans les associations professionnelles, principalement des ingénieurs, des médecins, et, à la fin des années 90, des avocats, ils remportèrent la majorité dans l’Association du barreau. En d’autres termes, les Frères musulmans acquirent de profondes racines sociales, avec des cadres dans la classe moyenne urbaine et le soutien des pauvres inorganisés.

Dans les organisations étudiantes, aussi, l’influence des islamistes militants et modérés grandit. Aujourd’hui, les Frères musulmans représentent l’opposition la mieux organisée et la plus importante face au gouvernement Moubarak. Pour tenter de réduire leur influence, en plus de la répression, l’État essaya d’étendre son contrôle sur les mosquées; mais il y en avait simplement trop pour ce contrôle soit efficace.

S’ils ont adopté désormais une attitude modérée et légaliste, il ne faut pas croire que les Frères musulmans représentent une force secondaire dans la vie politique égyptienne. Lorsque l’universitaire musulman Nasr Abu Zaid affirma que le Coran pouvait être lu et interprété différemment selon le contexte historique et les époques, les Frères musulmans le déclarèrent apostat, le chassèrent de l’université, et essayèrent, en recourant aux tribunaux, de forcer sa femme à demander le divorce. Le couple finit par se réfugier en Scandinavie.

Le poids des Frères musulmans modérés, «réformistes», fournit le contexte idéologique pour les courants plus radicaux. Ceux-ci se sont multipliés et se sont montrés de plus en plus violents. Dans les années 1990, des groupes se sont mis à tuer des touristes, à commencer par plusieurs Israéliens dans le Sinaï, puis des touristes près des pyramides. En 1997, ils lancèrent une attaque contre l’ancien temple d’Hatchepsout à Louxor, tuant 68 touristes et trois Egyptiens. D’autres meurtres furent organisés contre des chrétiens coptes; le prix Nobel de littérature Naguib Mahfouz fut poignardé [en 1994 par des membres d’al Gamaa al-Islamiya] et le journaliste laïque Farag Fuda assassiné en 1992.

Talaat Fouad Qassim, du groupe islamiste égyptien Gamaa al-Islamiyya, a justifié l’assassinat des touristes en ces termes: «Le [tourisme] (...) est un moyen de propager la prostitution et le sida grâce aux touristes juives, et il est la source de toutes sortes de dépravations, mais aussi un moyen de recueillir des informations sur le mouvement islamique. Pour toutes ces raisons, nous croyons que le tourisme est une abomination qui doit être détruite. Et c’est l’une de nos stratégies pour détruire ce gouvernement».

En effet, ces attaques ont paralysé l’industrie du tourisme de l’Egypte, l’une de ses principales sources de revenus et de devises. Le groupe de Qassim, comme le Jihad islamique, entretient des liens étroits en Afghanistan; Ayman Al-Zawahiri d’al-Jihad est l’«adjoint» de Ben Laden, même si certains pensent qu’il en serait la figure dominante. Al-Jihad semble être le plus important des groupes militants, et a gagné une certaine influence dans les zones de bidonvilles et de taudis grâce à des groupes d’étude, en distribuant des brochures et des cassettes audio islamiques, en remplaçant les services sociaux, et ainsi de suite.

Une trêve fut déclarée entre les islamistes et le gouvernement Moubarak en 1997. Plusieurs milliers de prisonniers furent libérés, bien que environ 12 000 islamistes soient restés en prison. Après le 11 Septembre 2001, cependant, une nouvelle vague de répression commença.

Les forces laïques, ou laïcisantes, et démocratiques existent en Egypte: les islamistes sont probablement encore une minorité, il y a des partis politiques de gauche et de centre-gauche, et d’éminents intellectuels qui s’opposent aux islamistes. D’autre part, lorsque 52 homosexuels furent arrêtés sur une péniche du Nil l’année dernière – la première fois, à ma connaissance, que l’Etat s’attaquait sérieusement aux homosexuels –, des groupes égyptiens militant pour les droits de l’homme refusèrent de prendre leur défense, probablement par peur des réactions de l’opinion publique influencée par les islamistes.

b) L’Iran

La révolution iranienne constitua la première grande victoire des mouvements islamistes. Je ne peux aborder ici ce point en détail. Mais l’Iran a façonné et influencé la croissance des groupes islamistes, parfois directement puisque la «République islamique» a formé et financé certains d’entre eux.

Sous le Shah, l’Iran avait connu de profonds bouleversements sociaux. Téhéran, la capitale, par exemple, s’était considérablement développée (malgré de nombreux chantiers inachevés). A la campagne, une réforme agraire radicale avait été lancée, et l’État menait une industrialisation rapide. Les effectifs de la classe ouvrière et de la «nouvelle petite-bourgeoisie» augmentèrent rapidement; les anciennes classes sociales, que ce soit à la campagne ou dans le bazar (les marchés), furent soumises à une forte pression fiscale, tout comme les mosquées. Etat le plus riche, le plus développé et le plus lourdement armé dans la région, l’Iran était considéré par les Etats-Unis comme leur plus proche allié, avec Israël. Mais le régime du Shah s’avéra être beaucoup plus précaire que les experts de la CIA, par exemple, ne le croyaient. Il existait une forte opposition à la prétendue «révolution blanche» lancée par le Shah dans les années 1960, lorsque l’ayatollah Khomeini apparut comme un opposant au régime, fut obligé de s’exiler en Irak, et plus tard à Paris. Ses discours enregistrés sur cassettes commencèrent à devenir très populaires.

Le mouvement qui, à la fin de 1978, contestait le régime, incluait différents acteurs sociaux aux objectifs incompatibles. D’un côté, il y avait les citadins pauvres et la classe ouvrière industrielle, en particulier dans l’industrie du pétrole (qui jouait un rôle essentiel) mais pas seulement. La grève générale fut l’une des forces qui réussirent à renverser le Shah. Il existait aussi une imposante gauche organisée, bien que principalement sous la forme d’organisations de guérilla – les deux plus importantes étant les Fedayyin du peuple, ouvertement marxistes (influencés notamment par le guévarisme), et les Moudjahidine du peuple, une organisation musulmane radicale. Le parti pro-russe Toudeh joua également un rôle, mais il se révéla vite être l’un des PC les plus à droite et les plus pusillanimes.

Il y avait aussi les riches marchands du bazar, des fractions des classes traditionnelles ruinées par la «Révolution blanche», et les mosquées. Ces forces sociales distinctes, qui défendaient des objectifs et des intérêts différents, se rassemblèrent temporairement pour un seul but : chasser le Shah qu’elles haïssaient ; mais presque immédiatement le mouvement se fractura, donnant lieu à une quasi guerre civile. Avec la grève générale, les manifestations de masse atteignirent une échelle rarement atteinte même dans les mouvements révolutionnaires: des millions de personnes descendirent dans les rues, paralysant la capacité de l’armée à les réprimer, et arrivant même à la diviser. Les organisations de guérilla la combattirent avec un certain succès.

Pendant une courte période, la classe ouvrière occupa le centre de la scène, créant des organisations indépendantes sur les lieux de travail, les shuras, qui auraient pu se transformer en «soviets» ; elles virèrent les gestionnaires, prirent des mesures de plus en plus radicales dans les usines. Les chances qu’une révolution ouvrière se produise étaient très réelles. La gauche était forte et confiante.

Pourtant, les shuras furent rapidement cooptées par le mouvement de Khomeini; le régime se retourna immédiatement contre la gauche – et contre les femmes et les minorités nationales – et il déclencha un violent mouvement de masse urbain contre eux. Les sièges des organisations de gauche furent saccagés; puis le fief de la gauche, l’université de Téhéran, fut attaqué par une organisation islamiste fascisante, le HizbAllah. Les Pasdaran, les «Gardiens de la Révolution», attaquèrent des manifestations de chômeurs. Des «lois islamiques» furent introduites, les femmes obligées de porter le voile, des homosexuels et des «prostituées» exécutés ; le régime de Khomeini instaura un régime de terreur.
L’«impérialisme» fut présenté comme l’ennemi principal, et la gauche dénoncée comme un agent de «l’impérialisme»; l’ambassade américaine fut occupée ce qui permit au régime d’afficher une ferveur anti-impérialiste démagogique. Ensuite, lorsque l’Irak envahit une zone de territoire contestée en septembre 1980, les deux pays se lancèrent dans une guerre terrible qui dura huit ans.

Comment Khomeini et le clergé réussirent-ils à dominer cette révolution, et à écraser son potentiel révolutionnaire ? Les mosquées avaient représenté un espace indépendant pendant le règne du Shah, épargné par la la répression, permettant aux mollahs d’émerger comme une direction pour une fraction des masses. Les symboles religieux devinrent de puissants moyens de mobilisation (par exemple dans le calendrier choisi pour les manifestations). Khomeini lui-même, à partir de l’étranger, se fit connaître comme un adversaire inflexible du Shah; au début de 1979, il en vint à «incarner» la révolution.
D’autres courants de pensée islamistes s’étaient également fait connaître durant la décennie précédant la révolution, surtout celui d’Ali Shariati. Pour cet intellectuel laïque, la lutte contre le Shah devait permettre de se réapproprier un patrimoine culturel autochtone. Ses idées étaient très éloignées de celles de Khomeini, il prônait une sorte de populisme islamiste aux accents socialistes, et était fortement influencé par la pensée de Frantz Fanon. À leur tour les Moudjahidine du peuple furent influencés par Shariati. D’autres clercs plus modérés s’allièrent à Khomeini (certains formèrent plusieurs gouvernements successifs en se soumettant à ses consignes et à celles de son conseil d’experts avant d’être démis de leurs fonctions ou d’en démissionner). Shariati ne peut être tenu pour responsable de l’avènement de la République islamique. Par contre il est certainement responsable de l’essor d’un islamisme modéré, voire même éclairé et laïque, islamisme dont la diffusion a créé un climat favorable à la variante profondément réactionnaire qui a fini par gagner le leadership.

L’islamisme de Khomeini sut séduire un certain nombre de groupes sociaux et de classes sociales : le bazar, qui entretenait des liens historiques avec les mosquées ; les pauvres et les sans réserves; des fractions de l’intelligentsia; et des fractions de la classe moyenne auxquelles il offrit «l’ordre». «Le clergé s’opposait à l’Etat sur une base réactionnaire car il s’opposait à la moindre réforme sociale. Même sa lutte contre [le Shah était fondée] uniquement sur une opposition intransigeante contre toute modification qui diminuerait ou saperait ses propres prérogatives et son pouvoir traditionnels.» Contrairement à Qutb et à d’autres idéologues sunnites, Khomeini proposait non seulement de créer un Etat islamique, mais un gouvernement dirigé par une hiérarchie de dignitaires musulmans. En fin de compte, la République islamique était un mélange hybride entre ce modèle de théocratie et un parlement aux pouvoirs tronqués, mais avec un clergé qui contrôle le tout fermement. Ce ne fut jamais un Etat tout à fait totalitaire, et l’opposition survécut, en particulier dans la classe ouvrière dont le militantisme économique se poursuivit durant les deux décennies suivantes, et plus récemment chez les étudiants. Mais la gauche organisée fut écrasée ou condamnée à l’exil.

Cette gauche ne comprit jamais à quel adversaire elle avait affaire. Dès le départ, dans l’ensemble, elle soutint Khomeini et accepta son «anti-impérialisme» comme un élément positif. Certains, comme le Toudeh, et ce que l’on appela la Majorité Fedayyin, continuèrent à le soutenir alors qu’il réprimait la gauche, jusqu’à ce que le régime se retourne contre eux. Les moudjahidin finirent par prendre les armes contre Khomeini; mais il était beaucoup trop tard – et, comme la gauche laïque, les moudjahidin étaient coupés de la classe ouvrière. En effet, la gauche dans son ensemble était peu implantée chez les travailleurs, et était incapable de peser dans la lutte pour les shuras, par exemple.

Mais la gauche ne commit pas simplement l’erreur tragique de soutenir des gouvernements ou de sous-estimer leur nature réactionnaire. Elle ne comprit pas non plus la nature de ce qui se passait au sein des masses, notamment qu’une fraction du peuple allait être utilisée comme un bélier brutal du régime contre elle. Pour ce qui concerne la gauche organisée, la révolution iranienne n’a été perdue ni dans les manuels révolutionnaires ni dans les discours, mais dans la rue.
Il existait une composante chiite distincte du courant islamiste-khomeyniste en Iran. Les chiites sont une secte qui a divergé de l’islam traditionnel sunnite très tôt dans l’histoire de cette religion ; ils sont influents en Iran et dans plusieurs pays (Irak, Syrie, Liban, Afghanistan) et constituent de fortes minorités dans la péninsule arabique et les pays du Golfe. Les islamistes sunnites idéalisent, comme un âge d’or, les siècles qui ont immédiatement suivi la mort de Mahomet ; par contre, les chiites rejettent la légitimité des premiers califes, qu’ils considèrent comme des usurpateurs. Les musulmans chiites accordent davantage de poids à l’autorité temporelle des oulémas qui sont leurs contemporains (les «mollahs» en persan), comme Khomeini. Les mollahs ont toujours occupé une place centrale dans la politique iranienne. Ils étaient au cœur à la fois des protestations autour du tabac (4) de 1891 à 1892, et du mouvement constitutionnaliste de 1906.
«La révolution iranienne [fut] une conséquence directe de la position occupée par les dirigeants religieux (...) depuis le XVIIIe siècle (...). En plus d’agir comme collecteurs d’impôts (...) les mujtahids et les mollahs avaient (...) droit à une commission de 10% sur les propriétés du Waqf administrées par eux. Certaines d’entre elles (...) constituaient des propriétés très importantes.»

Le gouvernement iranien commença à soutenir des groupes chiites à l’étranger, par exemple au Liban. Qu’ils soient chiites ou pas, cependant, d’autres islamistes considérèrent l’Iran comme un exemple et une source d’inspiration. L’allié le plus puissant des États-Unis dans la région était tombé, et avait été remplacé par une République islamique. Cet événement choqua et terrifia l’Occident, et témoigna de la force de l’islam non seulement comme une force politique, mais comme une force révolutionnaire. Presque immédiatement, des groupes islamistes inspirés par l’exemple iranien passèrent à l’action, notamment en Arabie saoudite, en 1979, durant le pèlerinage de La Mecque. Dans le monde musulman et en Occident, le «fondamentalisme islamique» devint non seulement un danger possible ou une promesse souterraine, mais une force vitale.

Plus de vingt ans plus tard, la situation en Iran incite à un certain optimisme. Il est possible que la chute de l’islamisme pourrait commencer par le pays qui a vu son ascension spectaculaire, avec un renversement populaire de la République islamique. Un président plus modéré, Khatami, a été élu en 1997. Son élection n’a pas beaucoup changé la situation, mais il a signalé un changement de climat politique dans la population. Une grande partie du mouvement de masse islamiste s’est calmé et transformé en une machine de gouvernement, aussi corrompue et opportuniste que n’importe quel régime stigmatisé autrefois par Khomeini comme représentant l’«Islam américain», et largement méprisé par les jeunes des villes. En 2000, une révolte étudiante a éclaté contre la répression et la censure. La classe ouvrière reste militante. Et s’il y a un pays où des militants islamistes ont peu de chances de prendre le pouvoir, c’est bien celui où ils s’en sont emparés en déclenchant une répression féroce depuis deux décennies.
c) L’Afghanistan
À bien des égards les talibans et les islamistes afghans sont différents des autres ; ils sont le produit d’une société plus arriérée, de l’occupation russe, des interventions financières et militaires des États-Unis, du Pakistan et de l’Arabie saoudite. Tous ces facteurs ont contribué à créer les islamistes les plus violemment réactionnaires de tous – à la fois parmi les Afghans eux-mêmes, mais aussi parmi les forces non afghanes qui ont utilisé le pays comme base, les prétendus «Arabes afghans» comme Oussama ben Laden.

Dix-huit ans de guerre entre 1978 et 1996 ont fait de l’Afghanistan une véritable école de cadres pour l’islamisme. Environ cent mille jeunes hommes originaires de tout le monde musulman sont venus combattre pour l’islam en Afghanistan. Ils ont été formés et se sont endurcis sur les plans militaire et idéologique. Beaucoup ont ensuite voyagé dans le monde musulman, en Bosnie, en Algérie, ou sont retournés dans leur pays d’origine, et sont devenus des prophètes armés du message islamiste.

d) L’Algérie

Dans le merveilleux film de Gillo Pontecorvo, La Bataille d’Alger, une femme musulmane enfile des vêtements occidentaux et se maquille pour la première fois afin de se rendre dans le quartier français de la ville et de poser une bombe dans un café à la mode. Plus tard, nous voyons les conséquences terribles de l’explosion. Le film dramatise un événement réel, qui à l’époque, en 1956, sembla être une atrocité terroriste qui allait marquer son époque, causant trois morts et des dizaines de mutilés. La guerre d’indépendance algérienne fut un conflit acharné et sanglant dans laquelle peut-être un million de personnes sont mortes avant que les autorités coloniales françaises ne décident finalement de retirer leurs troupes, en 1962. La guerre avait duré huit ans; la domination coloniale plus d’un siècle.
Un nouveau gouvernement fut formé par le Front de libération nationale (FLN), la plus importante des forces nationalistes. Comme d’autres mouvements, il adopta rapidement une orientation favorable au capitalisme d’État, d’abord radicalement sous Ben Bella, qui fut renversé par Houari Boumedienne en 1965. Il fut remplacé par Chadli Bendjedid, qui détint le pouvoir jusqu’au coup d’État de 1992. La révolution algérienne fut plus profonde et radicale que des mouvements similaires dans d’autres pays monde arabe, mais adopta une attitude plus hésitante par rapport à la laïcité, en partie parce que les mosquées jouèrent un rôle dans la lutte contre les Français. Selon la Charte nationale: «Le peuple algérien est un peuple musulman (...). L’islam est la religion d’Etat.»

Le FLN a formé un Etat dirigé par un parti unique. Cet Etat est musulman, mais pas islamique dans le sens islamiste moderne. Il nationalisa les écoles et les institutions religieuses. Bien que les promesses faites, durant la lutte nationaliste, pour favoriser l’émancipation des femmes n’aient pas été honorées, elles ne furent pas totalement désavouées non plus, du moins pour l’élite. Parmi les femmes qui avaient posé ces bombes en 1956, l’une devint la directrice de l’Ecole Nationale d’Administration de l’Algérie, et l’autre représenta en Algérie la marque de cosmétiques Max Factor.
Un mouvement islamiste commença à émerger dans les années 60 et 70, bien qu’il eut une tonalité relativement modérée et réformiste; il était influencé par les Frères musulmans. Comme le mécontentement populaire grandissait, le gouvernement Bendjedid commença à faire des concessions, en promettant la libéralisation et la démocratie. En 1989, imitant les ex-staliniens en Europe de l’Est, il mit fin au monopole du FLN sur le pouvoir, et envisagea la création d’un système multipartite. Mais ce qui surgit sur la scène politique, ce ne furent pas des partis d’opposition bourgeois dociles sur le modèle de l’Europe de l’Est. Les islamistes, regroupés dans le Front islamique du salut (le FIS), une coalition de groupes dirigés par un islamiste modéré, Cheikh Ali Abassi Madani, devinrent de loin la plus grande force de l’opposition.
Les islamistes avaient recruté leurs premiers militants de base chez les hommes jeunes, instruits, des villes et de la classe moyenne, et, comme dans d’autres pays, ils avaient construit leur implantation en faisant du travail social dans les quartiers, parmi les pauvres et la classe moyenne, et en se servant des mosquées. Ils avaient pris le contrôle de mosquées d’importance «mineure» dans les zones périphériques. Les Algériens mécontents contre le FLN, mais pas nécessairement convaincus des idées islamistes, se rallièrent au FIS qui leur semblait incarner l’opposition la plus efficace.

Des tensions se manifestaient au sein du FIS entre Madani – un francophone modéré – et Ali Belhadj, un militant arabo-islamique, originaire de Tunisie. Publiquement, le FIS affirmait parfois son attachement au système multipartite, aux institutions démocratiques et aux droits des minorités. Mais il faut se souvenir que Khomeini, jusqu’à la dernière minute avant sa victoire, avait lui aussi prétendu qu’il voulait restaurer la Constitution libérale de l’Iran adoptée en 1906. De nombreux Algériens avaient peur de la croissance du FIS. Un grand nombre parlaient encore le français comme première langue; d’autres étaient Berbères, et pas Arabes; et les islamistes étaient farouchement arabisants. Le mouvement féministe, qui n’était pas insignifiant en Algérie, était inquiet. Et de nombreux Algériens entretenaient des liens étroits avec la communauté arabe en France, ils étaient «occidentalisés» et souvent relativement laïques, et parfois s’intéressaient au rap et à la musique raï, que les islamistes condamnaient.

Contrairement à d’autres régimes qui avaient introduit une certaine libéralisation politique, le gouvernement algérien permit aux islamistes de participer aux élections. Le programme du FIS était relativement modéré; en matière économique, il était même carrément libéral. Mais les tensions sous la surface allaient exploser au cours des années suivantes. En 1990, lors des élections municipales et régionales, le FIS remporta la victoire. Cette année-là, 65% des électeurs votèrent, et le FIS conquit 55% des conseils municipaux et les deux tiers des assemblées régionales. Horrifiés et choqués, les dirigeants du FLN eurent de mauvais résultats. Dans toutes les grandes villes, le FIS remporta une écrasante majorité des voix.
Les élections législatives arrivèrent, elles devaient se dérouler en deux tours. Le premier tour eut lieu en décembre 1991, et ce furent les premières élections parlementaires multipartites depuis l’indépendance. Le FLN avait magouillé au maximum pour découper les circonscriptions à son avantage, mais cela se traduisit tout de même par une défaite écrasante pour le parti qui avait chassé les Français. Le FLN arriva en troisième position, avec seulement 16 sièges sur 231. Le FIS remporta 188 sièges, avec presque la moitié du total des voix. La deuxième force, le Front des Forces Socialistes, eut 26 sièges. L’armée décida d’intervenir avant le second tour des élections, que le FIS était sûr de remporter. Le coup d’Etat eut lieu au début de 1992; l’armée déclara l’état de siège, annula les élections, interdit le FIS et arrêta ses dirigeants. Plus de dix mille islamistes furent placés dans un camp de concentration; leurs mosquées et leurs services sociaux furent fermés. Et le pays sombra rapidement dans la guerre civile.

La guerre civile allait provoquer près de 70 000 morts. Ce fut une guerre, surtout, entre les islamistes et l’armée, les deux côtés commettant de terribles atrocités. Mais de nombreux civils, militants de gauche, radicaux laïques, intellectuels, syndicalistes et d’autres personnes furent pris entre deux feux et identifiés par les islamistes comme leurs ennemis. Le Groupe islamique armé (GIA) fut responsable des pires atrocités; mais la branche armée non officielle du FIS lui-même, l’Armée islamique du salut, l’AIS, mena des attaques similaires.

Le Front des forces socialistes était condamné à subir à la fois la répression étatique et les attaques du GIA. Beaucoup de ses partisans furent victimes des islamistes. À l’apogée de la violence islamiste, des femmes qui ne portaient pas le hijab furent abattues à des arrêts de bus. Des hommes et des femmes furent empêchés de voyager dans le même compartiment de train. L’artiste de raï Cheb Hasni, fut assassiné en 1994 ; des milliers de personnes manifestèrent pour protester contre ce meurtre dans la ville d’Oran. Un grand nombre de militants de gauche, de féministes et d’autres tendances fuirent le pays, principalement vers la France.

Ce n’est qu’à la fin des années 90 que les meurtres cessèrent. De nouvelles élections eurent lieu et, si le FIS resta interdit, d’autres partis islamistes, à l’image plus modérée, obtinrent de bons résultats.

Comme ailleurs, la répression étatique en Algérie a eu pour effet de mettre au jour les éléments et les aspects les plus réactionnaires des islamistes. L’armée a tenté d’«éradiquer» les «intégristes» et a revendiqué bruyamment cet objectif auprès des gouvernements occidentaux. Mais elle n’a pas remporté son pari, et ne pouvait pas réussir. La gauche a été placée dans une position très difficile, se retrouvant à la fois vulnérable face aux forces de l’Etat et aux islamistes. Certes, des divisions sont apparues entre les islamistes. Leurs dirigeants ont parfois condamné les actions les plus extrêmes de leurs branches militaires. Et il est clair que le gouvernement FLN, ainsi que l’armée, portent une énorme responsabilité dans la guerre civile. Mais les islamistes ont montré leur vraie nature dans la façon dont ils ont mené la guerre. Comme en Iran, ils se sont simultanément et violemment opposés à la fois au gouvernement et aux véritables forces de progrès.

e) La Palestine

Les mouvements nationalistes palestiniens n’ont vraiment émergé qu’après la guerre de 1967. L’Organisation de libération de la Palestine fut prise en main par ces mouvements nationalistes, dont le plus important était le Fatah de Yasser Arafat, et elle entreprit la lutte armée contre Israël. Elle imposa la question palestinienne sur la scène internationale, mais ne trouva pas les forces nécessaires pour vaincre Israël. Après la guerre de 1973, l’OLP, dont l’objectif était de créer un «Etat démocratique et laïque pour les musulmans, les chrétiens et les juifs» dans toute la Palestine, décida de chercher à trouver une solution diplomatique, même si un «front du refus» s’opposa à cette démarche. Ecrasés en Jordanie lors du «Septembre noir» de 1970, les guérilleros de l’OLP se retirèrent au Liban, qui bientôt sombra dans une guerre civile dévastatrice – en partie, mais en aucun cas totalement, liée à leur présence. L’invasion israélienne du Liban en 1982 provoqua entre 20 et 30 000 morts et conduisit la direction de l’OLP à quitter le pays. Puis la première Intifada dans les territoires occupés obligea finalement Israël à s’asseoir à la table des négociations. Un traité de paix totalement insuffisant fut signé en 1993, mais les négociations échouèrent en 2000. Au moment où nous écrivons cet article [2002], l’avenir de la «paix» est très incertain.

Lorsqu’il émergea comme une force distincte, le nationalisme palestinien apparut plus laïque que tous les autres mouvements nationalistes arabes en dehors de la Tunisie. Il existe une minorité chrétienne significative chez les Arabes palestiniens, et certains de leurs penseurs et de leurs leaders importants viennent de ces milieux. «L’Etat démocratique et laïque» dans toute la Palestine était certes une expression codée signifiant la destruction d’Israël, mais le fait que l’OLP ait choisi cette expression, et pas une autre, témoignait de leurs intentions non islamistes. Dans les territoires occupés, en particulier en Cisjordanie, le Parti communiste avait un poids considérable, et contrôlait un certain nombre de municipalités depuis les années 1970. L’OLP incluait des courants de gauche qui se prétendaient marxistes (même si, en réalité, ils étaient ultra-nationalistes). En partie à cause de la dispersion des Palestiniens et de leur niveau anormalement élevé d’éducation (non islamique), l’influence de sources intellectuelles extérieures donc occidentales fut toujours forte.
Jusqu’à l’Intifada de la fin 1987, les nationalistes laïques n’avaient jamais considéré les islamistes comme un problème ou une menace sérieuse. Il existait un mouvement islamiste à Gaza, mais il était peu implanté en Cisjordanie, région plus sophistiquée et moins pauvre. Parmi les étudiants, par exemple à l’université de Bir Zeit, les islamistes représentaient une force négligeable.

Aujourd’hui, tout cela a changé. Les islamistes ont acquis une influence croissante, même en Cisjordanie et chez les étudiants. Comme l’Autorité palestinienne mise en place après Oslo s’est révélée corrompue et répressive, et a échoué à obtenir une indépendance significative, la gauche a fortement diminué, et les islamistes ont grandi.

Le Hamas, Mouvement de résistance islamique, est le plus grand groupe islamiste. Il a émergé de la section des Frères musulmans égyptiens à Gaza, en premier lieu en se concentrant sur des questions purement sociales et en employant les méthodes traditionnelles des islamistes : ils créaient des œuvres de bienfaisance, des écoles ; ils promouvaient des comportements personnels «plus islamiques», etc. Pour cette raison, ils étaient considérés favorablement, et soutenus, par Israël comme une organisation alternative à l’OLP. Après le début de la première Intifada en 1987/1988, le Hamas prit un tour plus politique. Mais l’un de ses premiers projets en «opposition à Israël» fut de lancer une campagne très efficace visant à forcer les femmes palestiniennes à porter le hijab – une campagne accompagnée de sanctions immédiates : les femmes qui n’étaient pas voilées dans la rue recevaient des pierres. Finalement, la direction palestinienne condamna cette campagne, même si elle fit quelques concessions au Hamas en expliquant que porter une tenue modeste était un devoir patriotique. Tout au long de la première Intifada, le Hamas resta à l’écart de la lutte, choisissant ses propres jours de mobilisation pour des actions spécifiques et se concentrant sur les questions islamiques plutôt que nationales ou politiques.

Lors de la deuxième Intifada en 2000, le Hamas ne s’engagea pas dans des combats armés avec les troupes israéliennes; ils laissèrent cette tâche aux milices nationalistes, principalement celles du Fatah. La contribution du Hamas fut de lancer des attaques suicides au sein d’Israël. Plus récemment, ils semblent avoir décidé d’organiser des raids de commandos, à commencer par une attaque sur une colonie juive à Gaza.

La direction palestinienne a, de fait, créé cet espace pour eux. L’Autorité palestinienne d’Arafat compte plus de membres des forces de sécurité qu’il n’y a d’enseignants sur son territoire; et un aspect important de l’accord négocié en 1993 était que Arafat devait prendre le relais des opérations de police israéliennes pour contrôler les territoires arabes, ce que l’Etat hébreu était de moins en moins capable de faire. Une grande partie de la répression de l’Autorité palestinienne vise les islamistes. En plus de son caractère répressif, et de son incapacité à parvenir à un règlement juste avec Israël, l’Autorité palestinienne est notoirement corrompue: vivant au milieu d’une grande pauvreté qui ne fait que s’aggraver, les responsables affichent la richesse qu’ils ont acquise grâce à la corruption; leur association avec l’Autorité palestinienne a terni le prestige des anciens nationalistes.

Le Hamas, qui était au départ un mouvement social profondément conservateur, est devenu une organisation agressivement chauvine dont l’unique objectif est de détruire toute possibilité de paix entre Israéliens et Palestiniens. Le fait que l’opinion publique israélienne soutienne aujourd’hui massivement Ariel Sharon, le dirigeant le plus belliciste de l’histoire de son pays, est en grande partie le résultat des attentats suicides du Hamas (et de l’incapacité de nombreux Israéliens de comprendre les frustrations des Palestiniens). De toute évidence, les actions du Hamas lui ont fait gagner un large soutien parmi les Palestiniens, qui sont pauvres et désespérés, et dont les combats se terminent toujours par des défaites. Mais cela ne change rien au caractère réactionnaire de ses actions.

La croissance du Hamas repose, bien sûr, sur un puissant sentiment nationaliste non islamiste. Mais le Mouvement de résistance islamique a redéfini la question nationale en termes religieux. Si l’OLP réclamait autrefois la création d’un État laïque, le Hamas veut aujourd’hui un Etat islamique, dans lequel il n’y aura pas de place, de fait, pour les Juifs ou même les Arabes chrétiens. «Les Juifs» empiètent sur une terre qui n’est ni palestinienne, ni même arabe, mais musulmane. Le Hamas reçoit le soutien financier du régime saoudien, qui voit lui aussi la question en ces termes. Il semble probable que les images de manifestations palestiniennes brandissant des pancartes et des drapeaux du Hamas exagèrent sa véritable force. Pourtant, elles témoignent, sans aucun doute, de la croissance d’une organisation qui commence à éclipser le Fatah.
f) Autres cas
Cet article ne peut évoquer de façon détaillée tous les pays où les islamistes sont puissants. Au Soudan, un coup d’Etat militaire soutenu par les Frères musulmans soudanais a pris le pouvoir en 1989. En apparence, ils sont devenus plus modérés mais, en pratique, ils ont eu une attitude aussi répressive et réactionnaire qu’ailleurs. Le Soudan a connu un puissant mouvement de grèves ouvrières à la fin des années 1980, et le gouvernement de Khartoum a tenté de mettre fin à la guerre avec les forces non arabes, souvent chrétiennes dans le sud du pays. C’est pour résoudre ces deux questions que l’armée est intervenue. Le gouvernement «islamique» a réprimé brutalement les rebelles du sud et la famine s’est développée dans ces régions.

Au Liban, les musulmans, qu’ils soient sunnites et (surtout) chiites, étaient effectivement des citoyens de seconde classe au sein d’un système sectaire, «confessionnel» mis en place après la Seconde Guerre mondiale. Comme ce système a commencé à se décomposer, et qu’une guerre civile a éclaté au milieu des années 70, les musulmans chiites formèrent un «mouvement des sans réserves» et leur propre parti, Amal (Espoir). Mais la guerre civile commença bientôt à détruire le pays, en raison notamment des interventions israéliennes et syriennes, de l’action des diverses milices, etc. De nouveaux groupes islamistes radicaux, principalement le Hezbollah (Parti de Dieu) apparurent et furent soutenus financièrement par l’Iran qui envoya également des conseillers militaires. Ce sont ces groupes qui attaquèrent des Marines américains, enlevèrent des otages occidentaux, et finalement chassèrent l’armée israélienne du sud. Amal est resté plus modéré et laïque; son chef est un avocat bourgeois qui vit aux États-Unis.

En Syrie il y eut, à partir de la fin des années 70, un conflit croissant entre les islamistes – surtout les Frères musulmans – et le gouvernement du Baas. Cela aboutit à un soulèvement, en 1982, dans la ville de Hama, qui fut brutalement réprimé ; les estimations les plus faibles suggèrent que plus de 10 000 personnes furent tuées.

Sous Bourguiba, la Tunisie était l’un des Etats arabes les plus laïques, et celui qui avait également l’un des mouvements ouvriers les plus forts. En 1978, se déroula une puissante grève générale, mais les islamistes, dirigés par Rachid Ghannouchi, n’y participèrent pas. Plus tard, ils reconnurent leur erreur, et commencèrent à jouer un rôle plus actif dans les luttes sociales et politiques. Bien qu’il soit influencé par les Frères musulmans, le Mouvement de la Tendance islamique de Ghannouchi, devenu le Parti de la Renaissance (Ennahda), a développé une identité plus «tunisienne». Encore une fois, la répression de l’État a «radicalisé» les islamistes tunisiens.

Les gouvernements de la Turquie ont été agressivement laïques depuis que Ataturk a modernisé l’État dans les années suivant la Première Guerre mondiale. Ils ont parfois été élus et parfois le produit de coups d’Etat, mais ils se montrèrent toujours répressifs, par exemple envers la minorité kurde. L’existence même d’un peuple kurde fut niée et, dans les premiers jours du régime post-ottoman, un génocide frappa les Arméniens de Turquie. Dans les années 1980, le Parti (islamiste) de la prospérité, le Refah, dirigé par Necmettin Erbakan apparut (il abritait en son sein des éléments modérés et d’autres plus militants). En 1995, ce parti remporta 21% des voix et 150 sièges au parlement, ce qui en fit le plus grand parti du pays. Le Refah forma une coalition avec Erbakan comme Premier ministre. Erbakan se montra très pragmatique: il ne demanda pas à ce que la Turquie sorte de l’OTAN, mais ne sollicita pas non plus l’aide du Fonds monétaire international ; il proclama son amitié avec les États-Unis et l’Europe, et décrivit le Refah comme le «garant de la règle laïque». Il honora également les accords de la Turquie avec Israël. Les forces laïques, qu’elles viennent de la gauche ou de l’intérieur de l’Etat, s’opposèrent au Refah. En 1997, Erbakan fut contraint de démissionner, et en 1998, son parti fut interdit; il se reforma sous le nom de Parti de la Vertu (5).

3. Pourquoi l’islamisme?
La nature du développement capitaliste dans la région elle-même explique en partie l’émergence de l’islamisme. Une énorme classe moyenne éduquée ou semi-éduquée a été créée. On lui a promis qu’elle goûterait aux fruits du développement, mais n’en a pas vu la couleur. La classe ouvrière est relativement faible. Il reste une vaste classe de paysans paupérisés (pas tout à fait des paysans, mais des petits agriculteurs). La croissance démographique et les migrations de la campagne ont produit des villes surpeuplées dans lesquelles vivent un grand nombre de pauvres et de marginaux. Certaines formes précapitalistes de l’organisation sociale ont survécu, telles que la famille et la mosquée. Et au fur et à mesure que la crise économique s’est renforcée, que les systèmes de protection sociale mis en place par les régimes capitalistes d’Etat, tels que l’Egypte, se sont désintégrés, ces anciennes structures sociales se sont révélées vitales pour des millions de personnes.

Les régimes nationalistes ont été vécus comme des régimes bureaucratiques, autoritaires et répressifs. Le vocabulaire «socialiste» de beaucoup d’entre eux signifie que, dans certains pays, au moins, la population a vécu sous une forme bénigne du stalinisme: le socialisme est identifié avec un passé discrédité, qui a échoué. Il existe maintenant une énorme crise de la culture bourgeoise: les Etats autoritaires, désormais principalement pro-occidentaux, et qui, autrefois, comme l’Egypte, étaient culturellement dynamiques, stagnent. Durant la dernière année, seulement 300 livres ont été publiés en Egypte – contre plus de 4 000 en Israël, par exemple.

La gauche elle-même s’est largement identifiée au projet capitaliste d’État. C’est vrai à la fois de la gauche nationaliste et des partis communistes traditionnels: l’Egypte s’est dissoute pour rejoindre l’Union arabe socialiste de Nasser dans les années 1960. Les critiques de gauche des gouvernements autoritaires ont souvent mis l’accent davantage sur la politique économique que sur les questions de démocratie et, encore moins, sur les droits des travailleurs. Et bien sûr, avec l’effondrement de l’URSS, les gauches staliniennes et nationalistes ont été à la dérive et en situation de crise.
Culturellement, les islamistes font appel à un sentiment d’une gloire passée; il est pertinent de souligner que les passés islamiques et arabes sont marqués par des empires. La puissance de l’Occident est considérée comme une source d’«humiliation». Cette idéologie séduit en particulier les jeunes hommes instruits qui ont tendance à former la base militante des groupes islamistes. Il y a trois ou quatre décennies, dans l’ensemble, ils se seraient sans doute tournés vers les mouvements nationalistes, qui défendaient des stratégies laïques. Mais ces anciens nationalismes bourgeois, que ce soit sous leur forme antérieure, ou sous la forme de la «révolution arabe» des années 1950 et 60, attiraient surtout, dans une large mesure, les classes urbaines, occidentalisées. Il existait un fossé considérable entre les cultures de ces classes et la masse de la population. Lorsque les révolutions nationalistes ont épuisé leurs forces, et que la désillusion s’est installée, une partie de la petite-bourgeoisie déçue a commencé à se tourner vers des références culturelles et politiques plus «autochtones»; dans une certaine mesure le désir de se lier aux masses démunies par l’intermédiaire de l’Islam était l’expression d’une sorte de culpabilité masochiste de la part de ces jeunes hommes fascinés par l’Occident qui se sentaient coupés de «leur propre peuple». Et ces points de référence, culturels et religieux, étaient restés intacts, et même avaient résisté, tout au long de la période nationaliste laïque. Inversement, la laïcité des nationalismes nassérien et autres avait des racines plus faibles dans la culture populaire qu’il le semblait parfois.

Les révolutions nationalistes arabes ont provoqué une sorte de «dé-cosmopolitisation» des sociétés arabes: les bourgeoisie juive, arménienne et grecque en Egypte ont été les premières cibles de l’orientation capitaliste d’Etat dans les années 1950 ; Alexandrie, par exemple, ville «multiculturelle» dans laquelle on parlait couramment jusqu’à une douzaine de langues, a été «arabisée» dans les années 1960, ce qui a diminué le poids social des communautés non musulmanes; en effet, de larges fractions de la bourgeoisie n’avaient jamais été musulmanes. Cela a provoqué un rétrécissement de la vie politique, une perte de la diversité pluraliste. Même s’il existe une forte minorité chrétienne copte en Egypte, comptant peut-être douze millions de personnes, le personnel du régime de Nasser était presque entièrement musulman. Les coptes avaient souvent été considérés comme des adversaires de l’indépendance et les partisans des Britanniques, sous le règne desquels certains d’entre eux avaient prospéré. Sous Nasser, ils furent victimes de discrimination, mais pas de persécutions, mais cela changea quand Sadate se mit à flirter avec l’islamisme. L’exclusion des coptes des centres de pouvoir, à l’apogée de la période nationaliste laïque, eut donc des conséquences.

Dans d’autres pays, les nationalistes issus de milieux chrétiens ont joué un rôle important, et même central – même si leur relation avec l’héritage islamique des sociétés dans lesquelles ils vivaient était très problématique pour eux. Michel Aflaq, le fondateur du parti Baas (dont des factions sont encore au pouvoir en Syrie et en Irak), était un chrétien lié à l’Eglise orthodoxe grecque, mais il écrivit en 1943: «L’Europe a autant peur de l’islam aujourd’hui que dans le passé. Elle sait maintenant que la force de l’Islam (qui autrefois exprimait celle des Arabes) renaît et est apparue sous une forme nouvelle: dans le nationalisme arabe.»

Bernard Lewis, peut-être le plus grand orientaliste contemporain, fait valoir que la principale «valeur occidentale» que les intellectuels nationalistes arabes chrétiens ont réussi à transmettre à une large culture populaire est l’antisémitisme européen, qui est désormais un élément de base de l’islamisme moderne à un point inconnu dans les idéologies islamiques passées.

Il ne faut pas croire que la croissance de l’islamisme a été ou est automatique ou inévitable. Les mouvements islamistes sont désunis et fragmentés, et, de par leur nature même, susceptibles de le rester: l’Etat islamique idéal pour un musulman peut très bien être considéré comme une hérésie impie par un autre. L’énergie que les islamistes ont dépensée au sujet de l’habillement et de la suppression de divertissements jugés immoraux a limité leur capacité à construire un soutien de masse. Non seulement les islamistes n’offrent aucune solution aux problèmes sociaux et économiques de la population, mais ils n’arrivent même pas à faire semblant d’offrir des solutions autres que la proposition générale et abstraite de revenir à un passé imaginaire harmonieux. Il est probable que la plupart des musulmans restent méfiants ou hostiles envers les islamistes.

En dehors de l’Algérie, ils n’ont pas été capables de gagner des élections. Quand ils sont au pouvoir, les islamistes deviennent – comme des millions de gens ont pu le constater – aussi corrompus, inefficaces, et même plus répressifs, que les régimes qu’ils remplacent.

Il existe des solutions alternatives. A certains moments de l’histoire de la région, la classe ouvrière a montré sa force. J’ai déjà évoqué le cas de l’Iran et c’est loin d’être le seul exemple, mais c’est le plus impressionnant.

Les grèves ouvrières étaient une caractéristique de la vie égyptienne (6) avant le coup d’Etat de 1952. En effet, l’une des premières actions du régime fut d’exécuter les meneurs des grèves. Plus tard, aussi, les travailleurs ont joué un rôle: en 1977, des émeutes combinées à une grève générale contraignirent Sadate à rétablir les subventions sur les produits alimentaires de base. Grévistes et citadins pauvres s’unirent pour chanter «O héros de la traversée(7) , où est notre petit déjeuner?»

En Irak, la révolution de 1958 fut suivie par une période de militantisme intense de la classe ouvrière, et le soutien apporté au régime par le mouvement syndical était une source de sa force. Sa défaite fut marquée par l’instauration de la dictature de Saddam Hussein qui est au pouvoir depuis 1968. Le mouvement ouvrier continue à exister en Algérie. La Tunisie est souvent considérée comme le pays ayant le mouvement ouvrier le plus puissant et le mieux organisé en Afrique du Nord. Enfin, c’est en partie pour écraser l’action des syndicats que l’armée soudanaise a pris le pouvoir en 1989.
Il faut néanmoins reconnaître que le Moyen-Orient, ou du moins le monde arabe, n’a jamais vu la classe ouvrière agir à une échelle comparable à celle de l’Amérique du Sud, de l’Afrique du Sud, ou de l’Asie du Sud [Inde, Pakistan, etc.] et du Sud-Est. Cette absence de mouvements ouvriers militants a façonné l’opposition politique lorsque les régimes bourgeois sont entrés en crise. Si la victoire des islamistes partisans de Khomeini a influencé la croissance ultérieure de l’islamisme, cela a été aussi le cas de la défaite de la classe ouvrière durant la révolution iranienne. Les défaites ont un coût. La majorité de la population dans la région a moins de vingt-cinq ans : ces jeunes ont grandi dans un monde façonné par les résultats de la révolution iranienne.

4. Les socialistes et l’islamisme
Certains militants de gauche établissent une distinction entre les islamistes «anti-impérialistes» et ceux qui s’accommodent de l’impérialisme et des régimes locaux. Ils sous-entendent que les islamistes «anti-impérialistes» seraient préférables. Qu’entend-on par «anti-impérialisme», et cette notion nous permet-elle d’élaborer une réponse socialiste ?

Dans le cas des groupes islamistes, plus ils sont «anti-impérialistes», pires ils sont : plus anti-démocratiques, plus violents envers leurs opposants laïques, féministes et progressistes, plus chauvins envers les étrangers, plus répressifs s’ils accèdent au pouvoir. S’il ne s’accompagne pas d’un programme positif, démocratique et anticapitaliste, l’«anti-impérialisme» est une force réactionnaire, démagogique.

Les islamistes s’adressent à un large éventail de classes sociales, même si leurs membres et leurs cadres ont tendance à venir de la classe moyenne urbaine éduquée. Ils sont le produit d’évolutions sociales et politiques modernes, et incarnent donc, en un sens, des mouvements modernes. Bien que l’islamisme séduise parfois les membres des vieilles classes sociales, et jouisse de leur soutien (qu’il s’agisse du bazar, de certaines fractions de la hiérarchie des mosquées, de la famille royale saoudienne, des propriétaires terriens et des chefs tribaux dans le cas de l’Afghanistan), on ne peut réduire ce courant à une simple plaie purulente de la société précapitaliste. Il est le produit, du moins globalement, du capitalisme.
Idéologiquement, bien que parfois les islamistes s’intéressent aux questions politiques «modernes», leurs réponses sont passéistes – ils idéalisent les débuts du califat, glorifient le passé islamique, éprouvent du ressentiment contre un développement économique qui ne peut être inversé. Beaucoup de militants islamistes se reconnaissent dans la tradition salafiste. Cette école de pensée a été fondée par Mohammed Abduh, l’un des premiers à vouloir moderniser et renouveler l’islam. Il préconise, par exemple, l’attribution de droits aux femmes. Mais l’importance qu’il accorde aux salafi (8) – les premiers disciples du Prophète – s’est traduite, du moins au sein des mouvements islamistes modernes, par la formulation d’un point de vue profondément réactionnaire.

La politique et l’idéologie ont leur propre poids. A gauche on a tendance à réduire de façon mécaniste les islamistes à des «petit-bourgeois», et donc à les présenter tout simplement comme une variante du nationalisme petit-bourgeois classique. Cette position est tout à fait fausse. On a vu dans l’histoire d’autres mouvements qui cherchaient à retrouver un passé idéalisé en employant une violence extrême – les Khmers rouges par exemple. Mais le «discours» des islamistes est tout à fait différent de celui de la plupart des mouvements nationalistes, en tout cas de tous ceux qui ont eu un potentiel progressiste, favorable à la libération de l’humanité.

Dans la mesure où ils sont violents et réactionnaires, et en particulier parce qu’ils peuvent mobiliser un mouvement de masse qui, comme en Iran, s’attaquera à la gauche et écrasera le mouvement ouvrier, il y a de fortes similitudes entre les islamistes et le fascisme. Ils ne sont pas identiques au fascisme, mais suffisamment proches pour qu’on les considère comme «fascisants». L’importance de cette analyse était claire en Iran: la gauche et les islamistes s’affrontaient violemment ; la tâche de la gauche iranienne n’était pas simplement d’intervenir dans un mouvement de masse confus et d’en remporter la direction. Le même problème se pose aujourd’hui en Algérie. Souvent, la question centrale est d’organiser l’auto-défense quotidienne contre l’islamisme.

Certains islamistes sont plus modérés, et se préoccupent davantage de «réformes sociales» que d’actions politiques violentes. Les Frères musulmans en Egypte ont pris cette direction. Bien sûr, de tels mouvements peuvent évoluer de façon soudaine dans l’autre sens, comme le montre l’histoire des Frères musulmans au Soudan. En Algérie, l’engagement d’une grande partie du FIS à respecter la démocratie a pris fin dès que la victoire électorale leur a été refusée par l’armée. Les mouvements fascistes européens, aujourd’hui, prétendent souvent centrer leurs efforts sur l’action parlementaire, plutôt que de se battre dans les rues et de brûler vivants les immigrés dans des centres d’hébergement; nous ne devons donc pas être dupes ni perdre la mémoire.

Même lorsqu’ils défendent des positions modérées et réformistes, les groupes islamistes restent fondamentalement des mouvements conservateurs, de droite, conformistes sur le plan social, en particulier pour les femmes et les «apostats», et ils représentent une menace pour les minorités religieuses et autres. Les islamistes réformistes sont moins farouchement réactionnaires que leurs homologues les plus militants, mais on ne peut absolument pas les considérer comme progressistes.

La gauche ne peut, en aucun cas, soutenir la répression militaire bureaucratique lorsqu’elle s’abat sur les islamistes – comme cela fut le cas en Algérie dans les années 1990, en Egypte dans les années 1960 ou depuis les années 1980. Même si la répression contribue à faire reculer un peu les islamistes durant un certain temps, elle affaiblit simultanément la gauche, et souvent elle permet aux islamistes de réapparaître, quelques années plus tard, de façon plus militante, plus implacable, et d’être plus largement soutenus qu’auparavant. Le seul pays où la répression semble avoir «marché (9)» c’est l’Irak – où l’Etat est encore plus répressif que partout ailleurs dans la région, et où il est structuré de façon quasi totalitaire.
Les islamistes doivent être vaincus «par en bas». Le problème pour la gauche est qu’elle n’a pas su s’implanter dans les quartiers où les islamistes, réformistes ou militants, ont construit des bases solides. Même – et surtout – dans les associations d’étudiants et de professions libérales où les nationalistes laïques se croyaient inexpugnables, ils ont été débordés par les islamistes. Il existe certes des organisations énergiques dans la région qui tentent de faire du travail sur le terrain – des groupes de défense des droits humains, des organisations de femmes, des syndicats, etc. Mais beaucoup d’entre elles ne défendent, volontairement, aucune idéologie, et par conséquent ne peuvent tout simplement pas rivaliser avec la vision globale du monde propagée par les islamistes. Les pauvres, la classe ouvrière et les classes moyennes veulent des réponses politiques – la croissance de l’islamisme le montre bien. Donc, si la gauche veut concurrencer les islamistes, elle a besoin d’être politiquement claire.

En Afrique du Sud, dans les années 1970, des militants de gauche, y compris de nombreux étudiants, ont joué un rôle essentiel dans le démarrage et la construction de syndicats indépendants. Au milieu des années 80, ils étaient devenus des organisations souvent fortes, militantes, et bien organisées, et possédaient un sens solide de leur propre indépendance par rapport au mouvement nationaliste dominant, l’ANC et ses organisations annexes. Mais lorsque le mouvement de masse grandit durant les années 80, les outils politiques limités des syndicats se révélèrent insuffisants pour résister à la puissance des nationalistes bourgeois et des staliniens; le mouvement syndical fut largement coopté par l’ANC. Ce genre de cooptation est encore plus probable dans les pays à majorité musulmane où les islamistes sont solidement implantés dans les quartiers populaires.

Le militantisme syndical et le militantisme local dans les quartiers populaires ne peuvent, à eux seuls, vaincre les islamistes. La politique, et les idées socialistes solidement fondées sur des principes démocratiques et égalitaires, ne sont pas une option supplémentaire dans la construction d’un mouvement véritablement progressiste ; tant qu’aucun cadre alternatif pour discuter politique ne se développe – un cadre qui soit opposé à l’islamisme et au vieux nationalisme – les islamistes sont susceptibles de dominer les mouvements sociaux. Mais cela ne veut pas dire que le syndicalisme et le militantisme local ne sont pas importants. Les islamistes prétendent offrir un système moral cohérent et c’est une de leurs forces ; leur critique de l’Occident est une critique morale (par exemple, lorsqu’ils affirment que les femmes occidentales ne sont pas respectées, que les femmes musulmanes ont davantage de dignité, etc.). Le syndicalisme propose un système moral alternatif – fondé sur le concept de solidarité qui est différent de la conception islamiste ; une vision alternative, celle d’une communauté fondée sur la classe. Il propose également des modèles de démocratie ouvrière authentique.

Le processus de croissance organisationnel prendra du temps et coûtera des efforts. Mais c’est la tâche essentielle aujourd’hui pour les socialistes; les fantasmes insurrectionnels constituent un obstacle. Certains «anti-impérialistes» croient pouvoir privilégier la dimension «révolutionnaire» de l’islamisme, et ils imaginent sans doute que la région connaîtra ainsi une sorte de transformation révolutionnaire. Ils ignorent la vraie question pour les socialistes : comment construire un puissant mouvement ouvrier.

L’Etat et les partis bourgeois libéraux ne sont pas des alliés dans la lutte pour construire ce mouvement. Mais certains individus laïques et libéraux, certains intellectuels le sont certainement, ou peuvent l’être. La tâche stratégique pour les socialistes dans les pays musulmans est d’ouvrir un espace politique pour que les travailleurs s’organisent et que les questions démocratiques viennent au premier plan sans perdre l’indépendance politique ou subordonner la lutte à un schéma du type «D’abord on lutte pour la démocratie bourgeoise, ensuite on se battra pour le socialisme».
Pour que le mouvement ouvrier et socialiste renaisse dans le monde musulman, il est essentiel de remettre en question les interprétations douteuses de notions comme celles de «l’impérialisme» et du «sionisme» ; il faut contester l’idée que le «néo-colonialisme» occidental serait le seul responsable de tous les maux sociaux, ou qu’Israël opprime tous les musulmans, ou tous les Arabes, et pas uniquement les Palestiniens. Un des éléments qui entretiennent la fureur populaire contre Israël, même si ce n’est pas le seul, c’est que le fait que les régimes arabes réactionnaires ont utilisé cette question de façon démagogique depuis cinquante ans. Un anti-impérialisme démocratique, dont le but sera de construire l’unité internationale des travailleurs, reconnaîtra les droits des Juifs israéliens, et s’opposera avec véhémence à la diabolisation antisémite des Juifs propagée par les islamistes.

La création d’un véritable anti-impérialisme démocratique, et de mouvements ouvriers puissants, est une tâche urgente. Sans une telle solution alternative, l’avenir immédiat dans le monde musulman nous semble plutôt sombre: soit des régimes autoritaires, corrompus et répressifs vont se maintenir au pouvoir (avec peut-être quelques réformettes sous l’aiguillon des Etats-Unis), soit la réaction islamique, potentiellement violente et fascisante, va s’emparer de nombreux des pays. Le renversement de Hosni Moubarak, par exemple, par une «révolution islamique» dirigée par al-Jihad ne serait pas un coup porté contre l’impérialisme, mais contre la démocratie et le progrès, aussi horrible soit le régime qu’il remplacerait. La chute de la dictature pakistanaise aux mains des amis des talibans – et leur accès à des armes nucléaires – serait une effroyable tragédie.

Il y a de l’espoir. La classe ouvrière de l’Iran, de l’Algérie, de la Tunisie, et potentiellement d’autres pays comme l’Egypte et l’Irak, ainsi que du Pakistan et de l’Inde, et d’autres pays plus à l’est, est la clé de cet espoir. En effet, en Indonésie, pays qui abrite la plus grande population musulmane dans le monde, mais où jusqu’à présent le mouvement islamiste militant est faible, dispose d’un mouvement ouvrier indépendant qui commence à remuer, et incarne probablement la plus grande source d’espoir.

Notre tâche est de construire la solidarité avec ces mouvements ouvriers, et avec les forces qui travaillent dans cette direction.

(1) Mot d’origine turque désignant les «gens de loi, les fonctionnaires civils, les savants, les lettrés» (NdT).

(2) Constitué, en fait, pour moitié, de quatre chapitres tirés d’un ouvrage antérieur beaucoup plus long sur le Coran (NdT).

(3) De fait la signification de ce mot est double et même triple depuis le départ. La question de la contextualisation du Coran et des hadiths (propos prêtés à Mahomet et aux disciples qui l’ont connu de son vivant) est ici centrale : si l’on considère que la situation du monde actuel est, ou devrait être, exactement la même que celle des VIe et VIIe siècles, il n’y a aucune raison de séparer djihad intérieur ou «grand jihad» (effort sur soi), et les deux formes de «petit jihad» que sont le «djihad défensif» (réponse à une attaque d’un autre pays ou des partisans d’une autre religion) et le «djihad offensif» (conquête de terres non «musulmanes»). C’est l’opération à laquelle se livrent les jihado-terroristes (Daech, al-Qaïda, etc.) et qui gêne considérablement les partisans les plus radicaux de l’islam politique, type Hezbollah, Hamas and Co, mais aussi les plus modérés qui ne veulent entreprendre aucune réforme théologique profonde de leur religion tant ils craignent d’apparaître comme des traîtres et des «apostats» (NdT).

(4) Il s’agit de la première manifestation politique et «anti-impérialiste» du clergé iranien. Voici le petit résumé historique qu’en fait Lutte ouvrière : «En 1891, le shah concéda à des Anglais le monopole de l’achat et de la vente du tabac, alors que c’était une source importante de revenus locaux. Les chefs religieux se portèrent alors à la tête de toutes les forces d’opposition en déclenchant une campagne de boycottage du tabac qui eut un tel succès dans toute la population que le shah dut renoncer à son projet. L’affaire de la concession du tabac ouvrit l’ère des luttes d’inspiration nationaliste en Iran. A cette occasion, l’élite cultivée constata que les leaders religieux avaient une capacité considérable de mobilisation des masses. Dès lors, ce fut, semble-t-il, une tactique consciente de sa part de garder pour soi ses opinions éclairées, son scepticisme religieux, voire un franc athéisme, tout en manifestant dans les interventions publiques le soin de ne pas déplaire aux ulémas et de se référer elle aussi à l’Islam pour légitimer ses critiques du régime. La bourgeoisie persane n’était pas une bourgeoisie puissante et conquérante. Ses idéologues n’étaient pas non plus des novateurs hardis, capables de heurter de front l’obscurantisme religieux au nom d’idéaux de progrès. Au contraire, ils capitulèrent dès le début devant la religion et ses défenseurs.» (Extrait de la brochure «Iran : de la dictature du Chah à celle de Khomeiny, la révolution escamotée» Cercle Léon Trotsky d’octobre 1987.)

(5) Qui devint ensuite le Parti de la Félicité ; ce sont des scissionnistes du Refah, dont Erdogan, qui fondèrent en 2001 l’AKP, Parti de la Justice et du Développement, au pouvoir depuis 2002, NdT.

(6) Pour une analyse plus récente des luttes de classe en Egypte on pourra lire la brochure de Mouvement communiste reproduite dans NPNF n° 40-41 de mai 2012 : «ÉGYPTE : Compromis historique sur une tentative de changement démocratique» et disponible en ligne (NdT).

(7) Le mot «traversée» fait allusion à l’action menée par l’aviation et l’artillerie égyptiennes, dans le cadre de l’opération Badr. Les troupes égyptiennes surprirent Tsahal en avançant de quinze kilomètres dans la péninsule du Sinaï en octobre 1973 et détruisirent la ligne Bar Lev, cette chaîne de fortifications et de tranchées construites par Israël le long du canal de Suez après la guerre des Six Jours, ligne de défense réputée jusque-là imprenable (NdT).

(8) En fait le terme salafi (du mot salaf, les «pieux prédécesseurs») est une expression très ambigüe, tout comme «salafistes» d’ailleurs, même pour des musulmans ! En effet les salafi sont en principe ceux qui suivent les enseignements des salaf. Or qui sont vraiment les salaf ? Suivant les écoles et les théologiens, ce mot désigne uniquement les Compagnons du prophète, soit les Compagnons et leurs élèves, soit enfin les Compagnons, leurs élèves et les élèves de ceux-ci (donc pas plus tard que deux siècles après la mort de Mahomet), NdT.

9) Rappelons que ce texte a été écrit en 2002... Aujourd’hui, c’est plutôt le pronostic précédent de l’auteur qui convient parfaitement, hélas, pour décrire la situation de l’Irak (NdT).

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